Caroline HEID (Communication du 4 mai 2006)

Papias, Elementarium doctrinæ rudimentum,
milieu du 3e quart du XIIIe siècle.
Valenciennes, BM, ms. 396, f. 209.
Les études sur les traductions médiévales occupent une place importante à l’IRHT. Le phénomène est polymorphe : traductions latines de l’arabe, de l’hébreu et du grec, mais aussi traductions latines directement établies sur des œuvres originales composées dans des langues vernaculaires, et traductions directes en vernaculaire de textes arabes, hébreux ou latins. L’étude du vocabulaire, en dehors de son propre domaine est une source de connaissances historiques sur les institutions, les mœurs, les évolutions scientifiques. Avant nous, au Moyen Âge, d’autres se sont essayés au genre de la constitution de glossaires ou de dictionnaires. En quoi ces glossaires médiévaux éclairent-ils la lexicographie ? Par ailleurs, dans la recherche même du lexique médiéval, nous disposons de corpus de textes lemmatisés ou informatisés, de base de données. Comment en faisons-nous usage ?
Sylvain Piron (EHESS) − Recherches sur le vocabulaire économique
Ces quelques remarques d’utilisateur des fichiers du nouveau du Cange sont liées à des recherches sur les néologismes médiévaux en matière économique, qui ont fait l’objet d’un séminaire en 2003-2004 et qui depuis mûrissent lentement. Cette recherche part d’une première observation. La richesse de la pensée économique des scolastiques des XIIIe et XIVe siècles tient à la façon dont est thématisé un lexique courant dans les pratiques sociales, lexique apparu pour une grande part entre le Xe et le XIIe siècle. C’est le cas de concepts centraux, tels que valeur (valor, au sens économique, est une création de la fin XIe) ou risque (les auteurs latins injectant dans le vocable classique periculum le sens du terme resicum, emprunté à l’arabe au XIIe siècle). En élargissant le regard, on découvre qu’une gamme bien plus vaste de termes économiques, qui se sont enracinés dans les diverses langues européennes, a trouvé son origine au cours de cette période.
Sans aucune prétention à la systématicité, je me suis livré à une série de sondages dans les dictionnaires et les fichiers du nouveau du Cange. Je présenterai l’un des résultats les plus frappants qui concerne deux familles, liées aux notions de paiement (pacatio, pagamentum, etc.) ou de quittance (quittancia, acquietatio, etc.). Dans les deux cas, c’est à partir d’un verbe classique signifiant l’apaisement (pacare, quietare) que se forment des substantifs qui désignent le règlement d’une somme due en exprimant l’effet qu’il produit : le débiteur ou l’acquéreur « apaise » le créancier ou le vendeur. Ces deux émergences ont l’intérêt d’être indépendantes l’une de l’autre, et géographiquement bien localisées : la documentation réunie montre que le vocabulaire du « paiment » vient d’Italie méridionale, dès le Xe siècle, tandis que celui de la « quittance » apparaît dans le val de Loire à partir de 1060. La cartographie de la diffusion des termes montre le rôle d’échangeur joué par les foires de Champagne, par où le pagamentum s’introduit en Europe du nord, tandis que les rares « quittances » italiennes sont génoises. Mes observations d’utilisateur porteront notamment sur la nécessité de tenir compte simultanément, dans des recherches de ce type, de l’évolution des langues latine et vernaculaires.
J.-P. Rothschild (IRHT) et F. Dolbeau (EPHE) − Le glossaire biblique hébreu-latin de Longleat House
Judith Olszowy-Schlanger a découvert, dans les collections peu accessibles du marquis de Bath à Longleat House, un matériel d’érudition hébraïque sans exemple en milieu chrétien à cette époque et, sinon complètement inconnu, du moins entièrement inexploité jusqu’ici. Il s’agit de gloses sur des livres de la Bible hébraïque, d’une grammaire et surtout d’un très ample dictionnaire de la Bible hébraïque (et araméenne dans le cas de Daniel) dont quelques entrées concernent des termes ou des acceptions, hébreux ou araméens, seulement postbibliques. Il est organisé en deux parties (verbes et noms) classées selon l’ordre alphabétique des formes (pour les verbes, celles de l’impératif présent). Datable au troisième quart du XIIIe siècle, d’origine anglaise et, semble-t-il, bénédictine, le manuscrit révèle un intérêt soutenu et une science de l’hébreu supérieure à celle des franciscains anglais de la même époque, jusqu’ici seuls crédités de quelque compétence à cet égard. C’est l’œuvre d’un moine plus soucieux de philologie que d’apologétique (bien qu’on y relève de rares traits de polémique interconfessionnelle) qui a confronté régulièrement les traductions de la Vulgate aux informations fournies par un juif (ebreus dicit) qui lui-même se réfère implicitement au commentaire très courant de Rachi, aux équivalences araméennes données par les targumim ou la littérature rabbinique (introduites par enek, corruption du nom du targoumiste Onkelos) et parfois à un « Piraam » en lequel J. Olszowy a reconnu la grammaire peu répandue d’Ibn Parhon. Le chrétien sait faire preuve de distance critique vis-à-vis de ce témoin. Ce dernier paraît s’exprimer en un anglo-normand mêlé de rares termes anglo-saxons dont le dictionnaire cite tantôt les traductions vernaculaires, tantôt une retraduction latine, tantôt encore l’un et l’autre. La vocalisation des mots hébreux, différente de celle qui est reçue par les juifs et plus rudimentaire, présente une cohérence propre ; il ne faut pas se hâter de regarder comme des erreurs des analyses de formes aberrantes selon les critères des grammairiens modernes et même de certains médiévaux mais dont certaines témoignent déjà d’une théorie de la racine trilittère, dont le détail diffère cependant de celle qu’on reconnaît aujourd’hui. Ce travail de haute compétence philologique est conservé dans une mauvaise mise au net qui présente de nombreux déplacements de séquences textuelles et bien des erreurs de lecture, commises tant sur le latin que sur l’hébreu. Depuis bientôt trois ans, une équipe réunie par J. Olszowy et comprenant aussi Ph. Bobichon, G. Dahan, Fr. Dolbeau, A. Grondeux, J. Hasenohr, R. Loewe, J.-P. Rothschild et P. Stirnemann en prépare l’édition critique, introduite, commentée et pourvue des index idoines, qui sera terminée en 2006.
Anita Guerreau (École nationale des chartes) − Pius – Pietas, réflexions sur l’analyse sémantique et le traitement lexicographique d’un vocable médiéval
Résumé de l’article paru sur le même sujet dans la revue Médiévales1 . L’apparition et le développement des CD-Roms, qui offrent de nouvelles possibilités d’approche des textes en latin médiéval, ne rendent pas caducs les instruments de travail traditionnels que sont les dictionnaires. Face à la masse des informations non triées délivrées par les CD-Roms, les dictionnaires continuent à fournir les éléments indispensables à une recherche rapide et des orientations précieuses pour des études de vocabulaire plus poussées. Néanmoins, les lexicographes ne devraient pas se dispenser d’une réflexion méthodologique de fond. À partir d’un exemple précis, celui du vocable pietas, on tente de montrer l’intérêt que présenterait la prise en compte des outils techniques et conceptuels élaborés par la linguistique depuis plusieurs décennies déjà, en particulier la statistique lexicale et sémantique.
- A. Guerreau & B. Bon, « Pietas : réflexions sur l’analyse sémantique et le traitement lexicographique d’un vocable médiéval », Médiévales, 42, 2002 (« Le latin dans le texte » , coord. M. Goullet et N. Bouloux), p. 73-88.